20/03/2015
Amine Gemayel, ancien président de la République. «Le profil de certains candidats m’inquiète»
C’est une analyse stratégique des développements sur le plan régional à laquelle s’est livré le président Amine Gemayel au cours d’un entretien accordé à Magazine. L’actualité locale, ainsi que la présidentielle ont été largement évoquées au cours de cette interview.
Le parti Kataëb a émis des réserves concernant la création par le 14 mars du Conseil national. Pourquoi?
Le parti Kataëb est membre fondateur du mouvement du 14 mars, et nous considérons que ce mouvement reste indispensable pour la défense de la souveraineté nationale, la démocratie et la coexistence intercommunautaire. Néanmoins, nous nous posons la question de savoir si le Conseil national proposé, aux contours vagues, est le meilleur moyen d’affronter les échéances graves qui nous guettent. Il y a une nébuleuse qui perturbe toute la région. On se souvient qu’il y a quatre ans, on prédisait la chute imminente de Bachar el-Assad. Dans l’euphorie du Printemps arabe, nombreux étaient ceux qui considéraient que le pari était gagné. J’avais des doutes sur l’issue de la bataille et sur les intentions des grandes puissances, et je les avais exprimés en son temps. Mon attitude avait dérangé, mais la suite des événements m’a donné raison. Actuellement, les revirements font mal. Avant la récente déclaration de John Kerry, l’envoyé de l’Onu en Syrie, Staffan de Mistura, avait affirmé qu’Assad faisait partie de la solution. Ce qui arrive aujourd’hui ne m’étonne pas. Je crois que beaucoup devraient revoir leur stratégie. J’aurais souhaité, à l’occasion de ce dixième anniversaire de la révolution du Cèdre, qu’il y aurait une lecture plus lucide de la situation. Le pari n’est pas perdu pour nous. Nous avons encore le temps et nous avons plusieurs atouts en main. Certaines factions libanaises sont hypothéquées à des forces régionales qui les empêchent d’agir librement.
Le «lifting» du 14 mars sert-il cette lucidité que vous prônez?
Beaucoup envisagent cette étape dans la logique du lifting, ceci est dangereux. C’est comme s’il s’agissait d’une rectification de tir. Mais c’est une transformation stratégique qui s’opère dans la région et requiert de notre part une révision stratégique et pas un simple lifting.
Le Conseil national n’entre-t-il pas dans cette démarche du renouveau?
Nous ne voyons pas la solution sous cet angle et ce que peut apporter le Conseil national de plus. Le secrétariat général du 14 mars, qui avait toute la latitude, aurait pu rassembler autour de lui des éléments qui peuvent jouer le rôle du Conseil national ou constituer un organisme ou un forum de réflexion. Nous ne connaissons même pas les critères d’adhésion à ce conseil, ni son modus operandi. Nous n’avons pas voulu jouer les trouble-fêtes, nous avons laissé faire. Nous allons donner sa chance à ce conseil. J’espère que le résultat sera positif.
Une formation telle que la rencontre de concertation avec le président Michel Sleiman est-elle plus utile qu’un 14 mars relifté?
Cela n’a rien à voir. Au sein du gouvernement, les ministres Kataëb et ceux du président Sleiman constituent deux blocs importants. La concertation sur certains sujets est nécessaire. Nous sommes tous deux qualifiés pour apprécier ce qui est positif pour les institutions et comment les préserver de tous les dangers. Etant donné la vacance présidentielle, on a tendance à déraper et aller au-delà des règles et fondements de la Constitution. Nous apportons l’expérience de deux présidents attachés au respect de la Constitution. Il y aura d’autres réunions. Ce n’est pas une alliance, mais chaque fois qu’il est nécessaire, nous nous concerterons pour réfléchir aux meilleures solutions aux problèmes du pays.
La scène chrétienne supporte-t-elle l’apparition d’un nouveau parti?
Le président Michel Sleiman envisage de former un rassemblement politique. Nous vivons dans un pays démocratique et la démocratie suppose l’émergence de partis politiques. Si le président Sleiman arrive à motiver et à mobiliser les gens, il y a de la place pour tout le monde. Est-ce que ce mouvement fera long feu? Tout dépend de la qualité des politiciens qui vont en faire partie et du programme de ce mouvement.
Etes-vous satisfait du nouveau mécanisme imaginé par le président Tammam Salam pour la prise des décisions au sein du gouvernement?
Le mécanisme est encore très flou. Comme le dit l’adage, le diable est dans les détails. Nous apprécions ce que le chef du gouvernement est en train de faire et comprenons les difficultés auxquelles il doit faire face: le Hezbollah avec sa stratégie et ses intérêts parallèles à ceux de l’Etat; le général Michel Aoun et ses ambitions personnelles que l’on connaît; le Futur qui veut exercer une influence légitime et les formations chrétiennes confrontées à des dilemmes graves… la tâche n’est pas facile. Sans compter le Hezbollah et les défis externes…
Le président Nabih Berry souhaite la tenue d’une séance législative. Soutenez-vous cette démarche?
Nous avons été clairs dès le début. Notre grande crainte était de banaliser la vacance présidentielle. Au niveau du Parlement ou du gouvernement, toute mesure qui contribue à banaliser ce vide est dangereuse, car elle va créer une accoutumance et le président de la République ne sera plus indispensable. Le président est un symbole, une garantie pour la souveraineté et la bonne marche des institutions. Mais c’est aussi un élément essentiel du pacte national et cette vacance porte atteinte à celui-ci. Comment concevoir l’idée d’un pacte national en l’absence d’une composante essentielle de ce pacte?
Vous n’allez donc pas y participer?
Nous allons prendre cette décision au sein des instances du parti. Nous avons dit que nous participerons aux réunions qui ont trait à la consolidation des institutions publiques. On nous a inventé un nouveau concept, celui de la législation de nécessité. Mais qui est habilité à définir la notion de nécessité?
Le bureau de la Chambre…
C’est l’Assemblée qui décide, non son bureau. A titre d’exemple, la seule loi votée dans le cadre de cette légifération par nécessité est le code de la route. C’est dire à quel point cette notion est élastique, subjective et circonstancielle. Légiférer en l’absence du président de la République, devrait être admis dans les cas exceptionnels, d’intérêt supérieur du pays ou des cas à caractère stratégique. Ce qui nous inquiète c’est l’interprétation très élastique de la notion de «nécessité». Elle reste tributaire des humeurs respectives et des intérêts des uns et des autres.
Etes-vous candidat à la présidence de la République?
Dans un pays comme le Liban, il est fantaisiste de dire si on est candidat ou pas. C’est la conjoncture nationale qui déterminera le profil du président. En 1982, j’étais à mille lieues de penser à l’éventualité de mon élection. C’est la conjoncture qui m’a catapulté à cette fonction. J’ai les pieds sur terre et je ne fais pas de «wishful thinking». Dans tous les cas, je ne serai jamais chômeur. Mais je suis inquiet du profil de certains candidats. Quand je considère quelques-uns d’entre eux, je ne vous cache pas que je panique. Je ne parle pas de Michel Aoun ou de Samir Geagea, mais de quelques noms qui sont véhiculés par les officines politiques et diplomatiques qui les ont en tête et qui sont très loin de sécuriser les Libanais en général et les chrétiens en particulier.
Pensez-vous, à la lumière des circonstances actuelles, avoir le bon profil pour être président?
Je ne peux pas plaider pour ma paroisse. Je laisse aux autres le soin d’apprécier cela. J’ai assumé mes responsabilités dans les pires moments et je suis fier de ce que j’ai réalisé. J’ai été reçu à bras ouverts et je suis entré par la grande porte au Sud, au Nord et dans la Békaa. J’ai pris langue avec toutes les composantes nationales. Il faut quelqu’un pour renouer le dialogue à l’intérieur et quelqu’un qui puisse représenter dignement le Liban à l’extérieur et l’aider à se reconstruire sur le plan politique, économique et social.
Existe-t-il un dialogue entre les Kataëb et le Hezbollah?
Le dialogue avec le Hezbollah est permanent. Il n’est pas à huis clos et se tient au Parlement à travers nos députés respectifs de manière régulière. Ce dialogue reste discret, car dans la situation actuelle où les points de vue sont éloignés, il ne faut pas donner aux Libanais de faux espoirs.
Est-ce qu’une rencontre avec sayyed Hassan Nasrallah est prévue?
Elle n’est pas exclue, mais elle n’est pas à l’ordre du jour. La politique du Hezbollah concernant la Syrie et l’Irak est en contradiction avec celle que nous prônons.
Aujourd’hui, avec le recul, ne pensez-vous pas que la politique du Hezbollah a épargné au Liban l’avancée de Daech?
Nous sommes déjà passés par là en 1975. Sans les Kataëb, les Palestiniens auraient réussi à faire du Liban une patrie de substitution. C’était tout le système libanais qui était en jeu. Malgré cela, nous n’avons jamais prétendu vouloir créer un Etat dans l’Etat. Le Hezbollah peut être un appui à l’Etat et mettre son potentiel au service de celui-ci plutôt que de se présenter comme un alter ego de l’Etat.
Pensez-vous que nous pouvons éradiquer la menace de l’Etat islamique qui, avec 3 000 combattants, occupe 5% du territoire libanais sans une collaboration entre les armées syrienne et libanaise?
Le problème devrait se poser différemment. Il est ailleurs, bien que dans la Békaa, les armées libanaise et syrienne combattent un même ennemi. Mais sur le fond, il y a une très grande hypocrisie régionale dans la manière de traiter cette question. Le fond du problème est une lutte acharnée entre deux axes. L’objectif est de briser le croissant chiite qui allait du Liban en passant par la Syrie, l’Irak et le Yémen. Ce conflit est régional et stratégique. Il dépasse le contexte libanais, bien que le Liban en soit la victime. C’est dans ce contexte que Daech existe et s’impose unilatéralement ici et là. Comment est-il apparu? D’où est sorti cet armement sophistiqué? Qui les a entraînés? Comment expliquer qu’en moins de 48 heures, le tiers du territoire irakien soit tombé aux mains de cette organisation? De même pour la Syrie. Comment se fait-il qu’avec le régime draconien des Assad, celui-ci a pu être déstabilisé de cette manière? C’est une lutte et des intérêts stratégiques dans la région et non pas l’intention pieuse de vouloir y instaurer un islam pur et dur. Certains font des déclarations tonitruantes contre Daech et, sous la table, ils lui fournissent des aides. Cette situation ne pourra être résolue que dans un contexte régional. Si un accord est conclu au sujet du nucléaire iranien, le rapprochement entre les Etats-Unis, l’Europe et l’Iran va complètement transformer la région.
Dans quelle direction?
Il est encore prématuré de le dire. Les Etats-Unis ne peuvent pas livrer totalement la région à l’Iran. Certaines forces régionales cherchent par tous les moyens à contrecarrer l’axe chiite à travers Daech, Nosra et consorts. La déclaration du secrétaire d’Etat américain, John Kerry, n’est pas fortuite. Il faut reconstituer le puzzle. Il y a eu également la déclaration de Staffan de Mistura qui fut le premier à dire que Bachar el-Assad fait partie de la solution. C’est un puzzle diplomatique qui se met en place. L’échiquier est en train de changer de nature et de nouvelles alliances commencent à se mettre en place.
Le Liban pourrait-il en profiter?
Il devrait en profiter. En 1985, dans mon livre L’offense et le pardon, j’avais consacré un chapitre à l’empire masqué, c’est-à-dire les ambitions expansives de l’Iran. L’Iran ne va pas se départir de ses ambitions et de son rôle dans la région. Il a avancé ses pions partout et a réussi à identifier le chiisme arabe à la Révolution iranienne. Ceci ne veut pas dire que tout est joué. Le clan sunnite panarabe, Egypte et Arabie saoudite en tête, est en train de se structurer.
Prévoyez-vous un déblocage de la présidence à la lumière d’un éventuel accord américano-iranien?
A mon avis, un Liban stable est dans l’intérêt de la région. Dans le proche avenir, le Liban bénéficiera de la nouvelle donne régionale à condition que nous sachions offrir notre apport à cette nouvelle donne. Il y a parfois des dérapages de certains de nos politiciens. Il existe beaucoup d’aléas par rapport au nucléaire iranien et aux élections israéliennes. L’accord américano-iranien sera irréversible s’il est conclu et nous avons l’impression qu’il l’est déjà. Le bloc sunnite va négocier avec les Américains qui, à leur tour, vont négocier avec l’Iran pour instaurer un certain équilibre. Les Américains et les Européens ont tout intérêt à rééquilibrer le Moyen-Orient et le stabiliser. L’Iran devrait revoir à la baisse ses ambitions démesurées dans la région.
Le dialogue entre le CPL et les FL résume-t-il la scène chrétienne?
Cette logique a-t-elle cours dans un pays mosaïque comme le Liban? Peut-on éliminer le parti Kataëb? La Syrie n’a pas réussi à le faire même aux pires moments. Ce dialogue est utile pour mettre fin à une lutte fratricide et suicidaire qui dure depuis plus de 20 ans entre ces deux partis, et qui a coûté trop cher aux chrétiens en particulier, otages de ce duel sans fin. Nous serons très heureux de voir ce dialogue aboutir, et que le processus démocratique reprenne son cours dans ce pays pluraliste et ouvert à la modernité.
Certaines rumeurs prétendent que vous envisagez de vous retirer de la présidence du parti…
Notre parti a 78 ans d’âge. Ma préoccupation est de le dynamiser et de lui donner un coup de jeune. Nous avons un congrès statutaire qui se tient chaque 4 ans pour faire le point et élire le président et les membres du bureau politique du parti. Notre mandat s’achève en mai, et c’est à la base du parti et au collège électoral lui-même de décider de l’avenir.
Propos recueillis par Joëlle Seif et Paul Khalifeh